M. Christian Paul - En 2005, sept à huit millions de Français ont téléchargé de la musique sur Internet, et plus de trois millions ont téléchargé des films. Vous les appelez des pirates : est-ce si sûr ? La plupart d'entre eux échangent des fichiers numériques à des fins non commerciales dans le cadre d'un abonnement légal. Ces Français ne sont pas différents de centaines de millions d'êtres humains qui, chaque jour, échangent, partagent et copient des œuvres culturelles. Ces pratiques massives et irréversibles bouleversent depuis plus de dix ans la diffusion de la culture.

Les plus puissants des baladeurs numériques - j'en ai deux avec moi - permettent de stocker 60 000 morceaux, soit 3 000 albums. Désormais, la musique est nomade, et jamais le plus grand nombre n'a pu y accéder avec plus de facilité : c'est le fruit de la révolution numérique qui, pour le meilleur et pour le pire, transforme l'ensemble de l'économie. Heureusement, dans le domaine de la culture, le pire n'est pas toujours sûr. Au coût et à la rareté des œuvres sur support physique se substitue l'abondance due à une reproduction illimitée et quasi gratuite. Certes, ce bouleversement affecte les producteurs et les éditeurs, et renouvelle les conditions de la création. La révolution numérique redistribue les rôles et modifie les frontières entre public et créateurs.

Vous avez dit, Monsieur le ministre, qu'il s'agissait là d'un débat historique, et le groupe socialiste vous prend au mot. De ces changements naissent des espoirs : la légalisation des échanges non commerciaux sur Internet n'est pas une utopie - elle est pour demain ! Face à cette mutation, le droit français et européen est d'un autre âge. Certes, nos principes - comme le droit d'auteur - sont solides, mais nos techniques juridiques doivent être revues.

La culture ne s'invente pas au Parlement : quand vient le temps d'écrire la loi, il est souvent trop tôt ou trop tard. Voici bien longtemps que vous avez rendez-vous avec le Parlement sur ce sujet ; vous l'honorez tardivement, mais il eut mieux fallu l'annuler, comme vous l'ont demandé plus de 100 000 internautes qui perçoivent à juste titre ce texte comme une menace. Comme nombre d'entre nous, ils jugent déraisonnable de placer ce débat sous le signe de l'urgence, mauvaise conseillère dans un domaine aussi sensible. Vous m'objecterez le temps passé à la concertation, mais lorsque, dans une démocratie, le dialogue privilégie un point de vue en négligeant tous les autres, c'est qu'il est truqué ! Comme votre prédécesseur, votre conviction est trop exclusive. Devant l'âpreté de cette controverse mondiale, il fallait organiser une confrontation sincère, et non un simulacre, mais vous n'en avez ni la volonté, ni la force.

Ce projet de loi est devenu la drapeau d'une croisade répressive que nous jugeons injuste, moyenâgeuse et inefficace.

M. le Ministre - C'est de la désinformation !

M. Christian Paul - Je vous demande donc ce soir, au nom du groupe socialiste, de l'interrompre. Si elle ne vote pas la question préalable, la majorité devrait au moins, au cours du débat, modifier sur des points essentiels ce texte dangereux, inadapté et lacunaire.

M. André Chassaigne - Le ministre commence à réfléchir...

M. Christian Paul - Il est de mon devoir d'alerter le Parlement. En dépit de son apparence technique, voire hermétique, ce projet de loi est au cœur de l'avenir de la propriété littéraire et artistique. Faut-il, par nostalgie pour un hypothétique âge d'or, durcir à l'excès le droit d'auteur ou, au contraire, lui redonner une légitimité et l'adapter aux réalités actuelles ? Faut-il imaginer de nouvelles formes de rémunération des créateurs ou, au contraire, bâtir des lignes Maginot juridiques pour tenter vainement de préserver l'ordre ancien ? Au fond, il ne s'agit pas simplement de redéfinir des droits en présence : ce qui est en jeu pour les décennies à venir, c'est l'accès libre à la culture, dont chaque pas en avant est une victoire pour la démocratie.

Le Parlement est invité à choisir entre une voie répressive et une voie progressive. La répression est illustrée par les poursuites engagées aux Etats-Unis puis en France pour des faits de téléchargement et de mise à dispositions de musique ou de films, par les perquisitions à l'heure du laitier, par les saisies de disques durs et les sanctions pour l'exemple. Nous fûmes nombreux, au parti socialiste, à demander un moratoire sur ces poursuites qui s'apparentent à des prises d'otage, en vain. Vous prétendez qu'elles permettent de combattre la « piraterie » : voici une notion que le droit - sauf peut-être le droit maritime - ne connaît pas...

Je sais ce qu'est la contrefaçon : provenant de trafics à but lucratif, parfois de réseaux criminels, elle est un danger pour le public et les créateurs et doit être réprimée sans états d'âme. Pourtant, j'ignore ce qu'est la piraterie, et je m'abstiendrai d'utiliser ce terme trop souvent au cours de nos débats, de peur d'appeler « pirates » vos enfants et vos petits-enfants et d'en faire ainsi des délinquants passibles de lourdes peines... (Sourires)

M. Frédéric Dutoit - Très bien !

M. Christian Paul - Vous prétendez combattre ces actes d'échange, mais la jurisprudence récente considère que le téléchargement de musique ou de films ne constitue ni un crime ni un délit, bien au contraire : c'est un acte légal de copie à usage privé et sans but commercial.

Vous réclamant déjà de cette voie répressive, vous aviez déclaré, dans le Monde du 19 juin 2004, que la piraterie sur Internet était un crime contre l'esprit. Dix-huit mois plus tard, permettez-moi de craindre que le verrouillage d'Internet soit une offense à notre intelligence collective. Hier, dans le même journal, vous refusiez d'arbitrer entre la jungle et la taule...

M. le Ministre - J'ai dénoncé l'un et l'autre de façon parfaitement claire !

M. Christian Paul - ...Mais en lisant ce texte, on peut penser que vous préférez le centre éducatif fermé !

M. Jean Leonetti - C'est vous qui êtes fermé !

M. Christian Paul - Je refuse ce manichéisme. Entre le non droit et le verrouillage, il existe une voie de réforme qui connaît une histoire longue et tumultueuse, mais positive. A chaque étape, depuis deux siècles, il a fallu trouver un équilibre entre les droits des auteurs et des ayants droit et ceux du public. Depuis le développement de l'Internet, cette approche a souvent été caricaturée. Ce soir encore, sans vergogne, vous la décrivez comme le mythe de la gratuité totale. Nous n'avons jamais défendu la gratuité totale !

M. le Ministre - Je ne parlais pas de vous ! Vous n'êtes pas le centre du monde !

M. Christian Paul - Vous présentez nos positions comme des fables libertaires ou une philosophie de pacotille. Pour ma part, je prends au sérieux les bouleversements qui s'opèrent sous nos yeux et je crois à des solutions pratiques pour financer des rémunérations compensatoires et des aides à la création. Qui affaiblit le droit d'auteur au risque de le tuer : ceux qui veulent des adaptations aux nouveaux usages culturels ou les majors qui mènent une croisade répressive en s'arc-boutant sur des pratiques obsolètes ? Ceux qui veulent démocratiser la création et permettre à tous les artistes de diffuser et de vivre de leurs œuvres grâce à la technologie d'aujourd'hui ou ceux qui fabriquent, salarient et vendent comme un produit de supermarché de jeunes artistes en prime-time ? Qui est raisonnable : ceux qui fabriquent des remparts de papier ou ceux qui veulent inventer de nouveaux modèles culturels et économiques adaptés au monde qui vient ?

Dans cette approche, il y a de la raison et de l'idéal. De la raison car nous refusons l'idée de gratuité totale, que personne ne défend sérieusement : il n'y a pas de création sans ressources pour les créateurs. Mais les réseaux numériques peuvent être à l'origine d'une avancée considérable, à la mesure de celle qu'offrit l'invention du livre imprimé. Sans ignorer Beaumarchais, nous n'entendons pas mépriser l'idéal de Condorcet d'une culture ouverte au plus grand nombre ni oublier l'appel de Victor Hugo, en 1878, à constater la propriété littéraire, mais à fonder en même temps le domaine public !

C'est à la lumière de cette histoire que nous devons examiner les dangers que recèle votre texte, qui tiennent en premier lieu à son inspiration. Il ne recherche pas l'équilibre entre des droits légitimes qu'il faut concilier : il cède à la panique ! Celle qui a saisi nombre d`acteurs économiques, parmi les plus puissants, et d'artistes devant les évolutions que nous connaissons. Le marché du disque, c'est vrai, a connu des soubresauts. Cette crise a de multiples causes, et la preuve reste à faire que le téléchargement en est la principale. Attribuer la chute des ventes aux échanges peer to peer relève d'une analyse simpliste. D'autres facteurs peuvent largement l'expliquer : la fin du cycle de ce produit qu'est le disque - les consommateurs ont aujourd'hui, pour l'essentiel, reconstitué leur collection en format CD, la crise économique, qui pèse sur le pouvoir d'achat des ménages, les nouvelles technologies - téléphone portable, ordinateur, Internet - qui sont autant de ponctions sur le budget des ménages, et plus particulièrement des adolescents, sans parler de la concentration de l'offre, surtout dans le domaine de la musique, autour de quelques artistes, selon des règles de marketing qui tuent la diversité culturelle. L'étude universitaire la plus récente, menée en relation avec une association de consommateurs et financée par rien moins que le ministère de la recherche, est catégorique : l'intensité des usages peer to peer n'a, globalement, aucun effet sur les achats de CD et de DVD ! Quant au cinéma, il souffre d'une fragilité structurelle. Si vous voulez vraiment soutenir le développement de la vidéo à la demande, abaissez donc la TVA sur les produits culturels à 5,5% ! Il ne s'agirait plus de discours à l'UNESCO, mais d'actes !

Chaque révolution dans les technologies de diffusion et de reproduction, après des affrontements musclés, a abouti à un nouvel équilibre. A l'époque du piano mécanique, les ayant droit de Verdi attaquaient l'un des inventeurs ! Les grands compositeurs se sont opposés aux boîtes à musique ! Mais le législateur a rendu légale la fabrication d'appareils de reproduction de musique : quelques années plus tard naissait l'industrie du disque. Avec la radio, la musique devenait gratuite pour l'auditeur, avec une qualité du son meilleure : vives protestations des producteurs de disques, dont les ventes ne repartiront qu'au prix d'innovations telles que le 45 tours et la haute fidélité ! Et le magnétoscope ? On a cru à la mise à mort du cinéma ! Jack Valenti, le lobbyiste du cinéma américain, déclarait que le magnétoscope était au cinéma ce que l'étrangleur de Boston était aux femmes seules ! Deux ans plus tard, contre Hollywood, la cour suprême des Etats-Unis légalisait le magnétoscope... et le cinéma est toujours là ! Le premier baladeur numérique fut attaqué en 1998 par les maisons de disques - il est aujourd'hui dans des millions de poches - et quand les logiciels d'échange peer to per sont apparus, Napster et Kazaa en tête, les mêmes entamèrent une nouvelle croisade ! La démonstration est évidente : la cohabitation des canaux de la culture, celle des modèles de diffusion dans le domaine musical - disque, vente en ligne et échanges non commerciaux par peer to peer - est possible et souhaitable.

Ce texte est également dangereux par son contenu. Vous faites le choix de sanctuariser par le droit les mesures techniques de protection, donc la gestion numérique des droits. Cela crée d'abord un risque pour la copie privée, même si vous le contestez. Les dispositifs anti-copie que vous voulez généraliser vont inéluctablement réduire, puis supprimer la copie privée.

M. le Ministre - C'est faux ! C'est scandaleux !

M. Christian Paul - Ce n'est sans doute pas votre but, Monsieur le ministre, mais c'est celui des grands acteurs du secteur. Du même mouvement sera tarie la rémunération pour copie privée que perçoivent les artistes. Le second risque concerne les libertés. En ce domaine, la récidive, depuis le début de la législature, est flagrante : c'est la tentation du filtrage, du fichage et, osons le dire, du flicage de l'Internet. En 2004, trois textes sont allés dans ce sens - trois textes en trois mois ! La loi Perben 2 a durci les sanctions contre la contrefaçon, en particulier pour dissuader l'échange de fichiers musicaux sur Internet. La loi dite de « confiance » ...

M. le Ministre - Il y a aussi de la barbarie, sur Internet !

M. Christian Paul - Cette loi de confiance dans l'économie numérique, donc, a cédé nuitamment à la tentation de filtrer les contenus et de renforcer à l'excès la responsabilité civile et pénale des fournisseurs d'accès. Le Conseil constitutionnel a d'ailleurs émis d'expresses réserves sur la nature de ces mesures. Puis la loi réformant la Commission nationale de l'informatique et des libertés a permis aux sociétés de gestion de droits de constituer des fichiers d'internautes en infraction. Le Conseil constitutionnel n'a pas réagi, mais la CNIL elle-même a refusé les modalités techniques qui lui étaient proposés pour détecter automatiquement les infractions. Quel désaveu ! La protection légale donnée aux mesures de gestion des droits numériques crée un risque pour la vie privée. C'est un véritable contrôle de l'usage des œuvres, et même le traçage de nos préférences littéraires et artistiques, puis de tous nos échanges en ligne qui se prépare (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

M. le Ministre - C'est faux !

M. Christian Paul - La troisième catégorie de risques concerne l'interopérabilité, c'est-à-dire la capacité de deux systèmes d'information à communiquer entre eux - de lire un CD ou un DVD sur le lecteur de son choix. Vous en avez fait la démonstration cet après-midi, à votre corps défendant : avec le baladeur que j'ai ici, je ne peux rien télécharger sur les plateformes qui sont venues tout à l'heure à l'Assemblée ! Des milliers de Français vont acheter des baladeurs pour Noël. Savent-ils que ce projet de loi les transforme, potentiellement, en délinquants ?

M. le Ministre - C'est lamentable ! Minable !

M. Christian Paul - Je ne voudrais pas vous infliger un voyage au bout de l'enfer numérique, mais prenons quelques exemples de la vie quotidienne. Les mesures techniques, d'ores et déjà installées sur les CD, ne sont pas lisibles sur les baladeurs de cette marque-là : si j'achète légalement un titre sur une plateforme payante, telle que celle qui était en démonstration - à votre initiative - au Palais Bourbon, je ne pourrai pas l'écouter, son format n'étant pas compatible.

Il faudra donc que j'achète ce titre grâce à une carte prépayée - dont vous avez, soit dit en passant, permis qu'elle soit offerte aux députés... belle leçon de gratuité - et que je contourne les mesures techniques installées par la maison de disques, m'exposant ainsi aux peines prévues par la loi - jusqu'à 3 ans de prisons et 300 000 € d'amende.

M. Patrick Bloche - La taule pour Paul !

M. le Ministre - C'est lamentable, c'est minable !

M. Christian Paul - Monsieur le ministre, nous avons un rendez-vous législatif. Vous vouliez lui donner un caractère historique. Je considère qu'à trois reprises en dix minutes, votre parole vous a échappé.

En guise de remède, les vendeurs du plus grand distributeur français de disques et de livres recommandent aujourd'hui à leurs clients de graver le titre sur un Cd vierge afin de pouvoir l'écouter.

Mme Marylise Lebranchu - Exact !

M. Christian Paul - Vous trouvez peut-être cela lamentable, mais si votre projet était voté en l'état, ce distributeur exposerait ses clients à des sanctions. L'alternative consiste donc à se rendre sur la plateforme d'Apple - souhaitez-vous conforter le monopole de ce groupe ? - ou à acheter un baladeur qui puisse lire le format microsoft.

M. Patrick Bloche - C'est donc un choix entre Apple et Microsoft.

M. Christian Paul - La question qui suit n'est pas attentatoire, elle provient de l'expérience vécue par des milliers de Français : le but de ce projet de loi est-il de renforcer le monopole de Microsoft sur les systèmes d'exploitation ? C'est d'ailleurs pour avoir lié le système d'exploitation et le format de diffusion de la musique et des films que la firme a été condamnée pour abus de position dominante par la Commission européenne.

M. Jean Dionis du Séjour - Je ne vois pas le rapport !

M. André Chassaigne - C'est là qu'il y a piraterie !

M. Christian Paul - Mon baladeur peut lire des formats MP3, mais aucune des grandes plateformes ne me propose de titres sous ce format.

M. Patrick Bloche - Attention aux cadeaux de Noël !

M. Christian Paul - Prenons ensemble la mesure du risque que représenterait ce projet de loi en matière d'interopérabilité. Certes, il faut savoir s'affranchir de la technique, mais mieux ne vaut pas l'oublier complètement lorsque l'on légifère.

L'interopérabilité, c'est la possibilité pour un consommateur de copier un morceau de musique d'un CD vers son baladeur, de stocker de la musique achetée sur n'importe quel site. C'est une simplicité d'utilisation qu'il faut conserver au consommateur, nécessaire à la réussite des systèmes de vente en ligne que vous défendez, et que nous ne critiquons pas. L'absence d'interopérabilité, en revanche, c'est l'obligation d'utiliser un baladeur donné pour une musique donnée, et de racheter toutes les œuvres lorsque l'on change de baladeur.

L'interopérabilité permet aussi à tout industriel de développer un système compatible et de proposer ses produits sur le marché. Votre Gouvernement dit se préoccuper d'intelligence économique. Mais aujourd'hui, la plupart des fournisseurs de mesures techniques sont américains ou japonais : nous devons donc préserver un cadre favorable à notre industrie, sans quoi les seuls gagnants seront les grands groupes non européens.

Le premier éditeur mondial de distribution de Linux est une société française, qui crée des emplois. Si l'on empêche le contournement à des fins d'interopérabilité, on empêchera cette société d'intégrer des logiciels libres.

Préserver le logiciel libre n'est d'ailleurs pas dans le seul intérêt des développeurs ou des utilisateurs : il est devenu un bien commun informationnel, indispensable au développement des nouveaux systèmes d'information.

En résumé, l'interopérabilité permet d'utiliser les systèmes de notre choix pour accéder aux contenus et de ne pas nous voir imposer l'utilisation de certains matériels dont les détails de fonctionnement ne nous sont pas connus. Cela est particulièrement important lorsqu'il s'agit d'informations sensibles : comment imaginer que des systèmes utilisés par la défense nationale soient porteurs de brèches de sécurité, exploitables par une puissance étrangère ?

Vous crierez à la théorie du complot. Mais certains logiciels d'IBM et des systèmes d'exploitation de Microsoft ont été épinglés par les juridictions et votre Gouvernement a interdit - à juste titre - l'utilisation d'un logiciel de téléphonie Internet dans la recherche publique.

L'interopérabilité, c'est la République dans le numérique, c'est la langue commune qu'il nous faut préserver contre les clans et les baronnies informationnelles. Une partie de votre majorité souhaiterait durcir ces risques répressifs : un amendement circule dans les couloirs du Palais Bourbon sous le nom de « Vivendi Universal » - allez savoir pourquoi -, qui vise à pénaliser le développement de tout logiciel n'intégrant pas de système de contrôle des actes de son utilisateur.

Disons-le clairement : cet amendement est une arme anti-logiciels libres, en totale contradiction avec la politique de la France. Nous le combattrons énergiquement.

M. Richard Cazenave - Vous soutiendrez donc l' amendement sur l'interopérabilité ?

M. Christian Paul - J'aimerais surtout le voir. Le ministre nous parlait de riposte graduée. Depuis 18 mois, ce sont des représailles massives contre les internautes que j'ai constatées. Je suis donc très curieux d'en découvrir le contenu.

M. Patrick Bloche - Il n'a pas été distribué.

M. Christian Paul - J'en ai eu connaissance ce matin sur un plateau de radio. Faut-il aller à la radio pour connaître les amendements du Gouvernement, Monsieur le ministre ? Mais je ne doute pas que vous réparerez cet oubli à l'instant et je souhaiterais que les députés de l'opposition, nombreux malgré l'heure tardive, en soient destinataires.

M. Jean Dionis du Séjour - Et l'UDF ?

M. Patrick Bloche - Vous faites bien partie de l'opposition ! (Sourires)

M. Christian Paul - Ce texte vient à contretemps, il est terriblement daté car la directive qu'il transpose date de 2001, elle-même étant la conséquence du traité OMPI de 1996, quand les premiers logiciels pair à pair commençaient à peine à apparaître. La Commission européenne réfléchirait même à une modification de cette directive.

Ce texte, hélas, arrive aussi trop tôt : vous êtes prisonniers d'un dogme, celui de la chasse aux pirates. Vous n'avez pas procédé à la concertation nécessaire, ni réfléchi à une alternative. Contrairement à ce que déclarait Jack Lang en 1995 à l'occasion de la dernière grande loi sur les droits d'auteurs - « écrire une nouvelle règle du jeu réclame dialogue et créativité » -, on a laissé s'installer une confrontation brutale. Les certitudes paresseuses des uns se sont additionnées aux tabous irréductibles des autres pour refuser toute avancée.

On a même refusé que soit créée une mission parlementaire qui aurait permis d'affronter les vraies questions plutôt que de laisser le rapporteur seul. Mais il a déjà remis sa copie depuis près d'un an et demi.

M. André Chassaigne - Pas besoin de cela pour leur servir la soupe !

M. Christian Paul - Veillons à ne pas infliger à l'Internet des péages, des verrous, des clôtures, qui, au demeurant, céderont plus vite que vous ne l'imaginez.

Que penser en effet de cette politique du tout répressif que vous proposez aujourd'hui ? L'exemple des Etats-Unis est instructif : ce pays a transposé dès 1998 le traité OMPI en adoptant le Digital Millenium Act, qui interdit le contournement des mesures techniques de protection. Cette contre-offensive réactionnaire a été doublée en France d'une croisade contre les utilisateurs de systèmes d'échange, assignés par centaines, rançonnés pour n'avoir échangé que quelques dizaines de morceaux.

Force est de constater l'échec complet de cette politique aux Etats-Unis. Un article paru le 16 décembre dans le Wall Street Journal nous apprend que les ventes de disques y ont chuté de 40%.

M. Jean Dionis du Séjour - Il s'agit de l'achat de musique en ligne !

M. Christian Paul - Pourtant, aux Etats-Unis, contrairement à la France, une offre légale existe : les consommateurs peuvent trouver leurs morceaux préférés et les télécharger sur leurs baladeurs. Mais en emboîtant le pas aux Etats-Unis, Monsieur le ministre, vous exposez notre industrie culturelle aux mêmes difficultés tout en empêchant l'émergence de nouvelles façons d'accéder à la culture. Le gouvernement Jospin avait su, lui, dans le cadre de la redevance pour copie privée, trouver une solution garantissant de nouveaux revenus aux créateurs.

Enfin, ce texte est tragiquement lacunaire car il fait l'impasse sur des questions essentielles. Concernant les bibliothèques, aucune véritable exception n'est affirmée ; concernant l'enseignement et la recherche, il faudra renforcer les utilisations pédagogiques et le droit de citation des images, de sons et des textes. Enfin, concernant les personnes en situation de handicap, et je pense en particulier aux non-voyants, les dispositifs proposés sont rigoureusement insuffisants. Votre responsabilité est immense, Monsieur le ministre, quand le dépôt légal de fichiers numériques ouverts permettrait de reproduire des livres en braille à des coûts moins prohibitifs ou de les découvrir à l'aide de logiciels de reconnaissance vocale.

Si ce débat doit s'engager, nous devons prendre toute la mesure du passage à la civilisation numérique. Le durcissement des lois sur la propriété intellectuelle s'est généralisé, même si la résistance à cette tentation s'est heureusement manifestée au parlement européen en juillet dernier, lorsque la directive favorable aux brevets de logiciels a été écartée. Vous devez écouter ceux qui proposent des solutions nouvelles, pragmatiques, responsables et respectueuses du droit. Vous auriez pu vous inspirer de la méthode proposée il y a dix ans pour la photocopie. Je cite : « Il s'agit en fait d'un projet de loi simple. Il vient compléter un dispositif qui existe déjà mais qui n'est pas respecté alors que les sanctions pénales sont prévues pour réprimer le photocopillage » Remplacez ici ce dernier mot par « peer to peer ». Je poursuis : « Ce projet vise tout simplement à faire disparaître ce délit. La prolifération des photocopies s'explique par des raisons techniques et culturelles : simplicité, développement du parc des appareils, diffusion des œuvres protégées. Les effets négatifs de la photocopie, vous en connaissez l'importance. Quant aux responsables, ce sont les utilisateurs, nous tous qui photocopions à tour de bras. » Remplacez « photocopions » par « piratons ». Je poursuis : « Qui n'est pas aujourd'hui contrefacteur et justiciable comme tel des tribunaux correctionnels ? Il convient d'assurer un équilibre entre, d'une part, la nécessité de ne pas dessaisir les auteurs et, d'autre part, le souci de faciliter aux usagers le respect de leurs obligations légales en leur garantissant une parfaite sécurité juridique. »

M. André Chassaigne - C'était pas mal ! Qui est l'auteur ?

M. Daniel Paul - En tout cas, pas un apôtre zélé du photocopillage et du piratage puisqu'il s'agissait de Jacques Toubon, ministre de la culture défendant en 1994 la loi visant à adapter notre droit à la technique de la photocopie.

Des solutions réalistes existent pourtant, je pense notamment à la défense de la copie privée et à la création d'une licence globale. Sur ces deux fondements, le législateur peut mettre en place dès maintenant un nouveau système de rémunération pour les musiciens. Telle est la position que nous défendrons ! Le téléchargement est dores et déjà considéré dans nombre de cas comme un acte de copie privée ; la rémunération pour copie privée existe et nous devons seulement l'adapter. Toutes les études l'attestent : les internautes sont disposés à s'acquitter de quelques euros par mois pour accéder à la musique du monde. Ils plébiscitent la solution que nous défendons. Les organisations de consommateurs, les associations familiales et de nombreuses sociétés de gestion des droits des artistes la soutiennent également. Cette proposition, à la différence de ce que certains feignent de croire, ne heurtent pas nos engagements internationaux. Ce choix n'impose aucune limite ou exception aux droits exclusifs mais il constitue une adaptation technique à la réalité des échanges numériques, pour le téléchargement comme pour la mise à disposition des œuvres.

Si l'Assemblée choisit d'engager le débat, nous vous demandons d'agir, Monsieur le ministre, pour la légalisation de l'échange des œuvres musicales et du peer to peer. C'est, quant à nous, un nouveau contrat culturel que nous proposerons afin que les Français puissent accéder plus librement à la culture et pour que la création soit soutenue. Quoi qu'il en soit, en l'état, ce texte de répression et de régression est inacceptable. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains)

 


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